Article

Sport et effets éducatifs à l'école : de la violence à l'agressivité motrice
by Eric Dugas, Université Paris Descartes, Axe 5 du GEPECS, EA 3625



Theme : International Journal on Violence and School, n°5, April 2008

Il est souvent courant de partager l'idée selon laquelle la pratique du sport contribue au bien être de l'individu agissant ou qu'elle engendre un effet cathartique et pacificateur. A contrario, certaines enquêtes de terrain révèlent qu'elle peut rendre plus agressif, antagoniste et incivil, que paisible, coopératif et altruiste. Au regard de telles conceptions aussi tranchées, comment, juger de la pertinence de la pratique du sport dans l'éducation d'un individu ? A l'aide de la théorie des jeux, d'une analyse systémique de la logique interne des pratiques sportives et d'expériences de terrain, nous tenterons de montrer que selon le type d'action motrice engagé, les effets éducatifs diffèrent. Pour illustration, nous révèlerons, entre autres, que l'agressivité motrice qui se déploie au cours de certains duels sportifs, n'est pas forcément synonyme de violence et que l'on peut, au contraire, en retirer un bénéfice sur le plan éducatif.

Keywords : Sport, Agressivité motrice, Education physique.
PDF file here.
Click on the title to see the texte.

INTRODUCTION
La violence est un phénomène récurrent qui frappe le monde depuis les temps les plus reculés. Au fur et à mesure des siècles, elle s'est modifiée, est devenue multiforme (individuelle ou collective) et souvent plus insidieuse (violence verbale, harcèlement moral intra-familial ou au travail, à l'école, etc.). Il est vrai que certaines incivilités plus anodines, telles que l'impolitesse, le chahut, les menaces, le bruit, etc. sont autant de micro-violences moins spectaculaires mais tout aussi perturbantes dans la vie quotidienne (Debarbieux, 1996 et 2006).
Étymologiquement, le terme «violence» (du latin violentia) exprime la force vitale et son utilisation. Actuellement, elle désigne plutôt un abus de cette force. Elle peut communément être définie par une action sur une personne (ou bien le fait de faire agir la personne contre sa volonté) en employant la force et l'intimidation ; autrement dit, la violence est une contrainte imposée qui provoque la douleur, la peine ou l'humiliation. Au fil du temps, le processus de civilisation a engendré une baisse accrue de la violence sanglante et physique.
Comme toute pratique sociale, le sport a suivi ce même cheminement : « il en va de même du sport. Les recherches ont montré qu'il a évolué dans la même direction que le code des comportements et des sensibilités» (Elias, 1986, 27). Cette baisse progressive de la tolérance au regard des brutalités physiques dans le sport est bien évidemment palpable et s'est accrue grâce à une violence maîtrisée au cours des joutes interactionnelles. En effet, le corps des règles du sport a policé les règles du corps ainsi que les corps à corps. Mais peut-on aller jusqu'à soutenir que la pratique du sport génère un effet cathartique et pacificateur (Elias et al, op. cit.) ? Peut-on partager, sans sourciller, l'idée selon laquelle les pratiques sportives contribuent au bien être physique de l'individu agissant, et, à un degré moindre au bien être mental et social ?
Ce point de vue engage le pédagogue à réfléchir sur le rôle éducatif éventuel du sport au sein de l'école (Dugas, 2004). Faut-il privilégier une éducation par le sport à l'école (Siedentop, 1994), prévalant ainsi sur les normes et valeurs du sport pour le développement de la personnalité de l'élève ? De fait, la pratique scolaire du sport peut-elle contribuer à faire diminuer l'agressivité et la violence comme certains pédagogues ou sociologues le suggèrent ?
Pourtant, différentes enquêtes et expériences scientifiques bousculent les idées véhiculées précédemment en révélant que le sport peut tout aussi bien rendre plus agressif, plus antagoniste, voire plus incivil (Collard, 2004 ; Roché, 2005, etc.). Faut-il pour autant jeter la pierre aux compétitions sportives ? Ne peut-on pas s'appuyer d'une part, sur les bienfaits du sport et d'autre part, se servir de ses faiblesses pour en tirer profit comme tout bon compétiteur sachant étudier l'adversaire sur toutes ses coutures pour obtenir le gain de la partie ?

L'EPS (Education Physique et Sportive), discipline scolaire à part entière, possède en son sein, comme moyen éducatif pour atteindre ses objectifs, des formes sociales de pratiques physiques dont notamment le sport. L'étude minutieuse de ces pratiques physiques, par le biais d'outils singuliers tels que la théorie des jeux, l'analyse structurale des sports, ainsi que des recherches expérimentales de terrain seront l'occasion de tester certaines idées que nous avons esquissées plus haut ; idées d'ailleurs largement véhiculées dans notre société et à l'école.
Au préalable, analysons scrupuleusement les concepts de sport, de violence et d'agressivité pour circonscrire avec justesse notre champ d'étude.

QU'EST-CE QUE LE SPORT ?
Se poser la question de savoir si le sport possède d'éventuelles vertus pacificatrices, sous-tend que la définition du concept « sport » est usuellement établie et dénuée d'ambiguïté (Dugas, 2004). En effet, quand on se proclame «sociologue du sport» ou «médecin du sport», cela suppose que ce statut est déjà clairement déterminé. Par analogie, il serait étonnant qu'un médecin, spécialisé en pédiatrie, hésite à définir et à délimiter le champ spécifique de sa profession ! Cependant, la définition du sport varie selon les individus, les pays et les cultures. J. Defrance, sociologue français, postule à juste titre que le sport accepte plusieurs définitions «(…) de rigueur inégale, parfois contradictoires en général flottantes, » (1995, 93). Si bien que si aucune définition n’est assez pertinente pour s’imposer, alors on risque d'assimiler bon nombre d'activités physiques à du sport : de façon grossière, le jardinage ou le bricolage, et de manière plus trompeuse, le jeux d'échecs ou le jogging du dimanche matin. Comme l'exprimait Durkheim (1895), le concept sociologique du fait social, n'a plus de sens spécifique, si tout est social. De façon similaire, si tout est sport, le sport, comme fait social, n'a plus de signification particulière.
Or, Pierre Parlebas, spécialiste des pratiques motrices ludiques, singularise ce concept de façon claire et, semble-t-il, pertinente. Pour ce sociologue « définir le sport, c’est préciser son identité, c’est le différencier des autres activités qui deviennent alors des « non-sports ». Sans doute est-ce la seule façon de s’extraire de la confusion dans laquelle s’engluent trop souvent nos débats. ». (2005, 72). Pour éviter cette nébulosité, il prône quatre critères distinctifs pour définir le sport : une situation motrice, un système de règles, un affrontement compétitif et un cadre institutionnel (fédérations internationales, etc.). Cela a le mérite d'écarter les prénotions au sens Durkheimien du terme, c'est-à-dire, les jugements à priori et les prêts à penser que les individus fondent sur la réalité sociale.
Cette définition du sport exclut toutes les manières d'agir avec son corps dans les activités ludomotrices de loisir, et toutes les situations dont la motricité n'est qu'un moyen et non pas une fin (les jeux de tablier, la peinture, la musique, etc.) ; enfin, elle différencie le sport d'autres formes ludiques d'affrontement physiques qui ne sont pas institutionnalisées comme les jeux de rue, les jeux traditionnels, etc.

DE LA VIOLENCE A L'AGRESSIVITE MOTRICE EN EPS
Le sport étant défini comme tel, nous pouvons désormais nous demander si sa pratique neutralise ou sert l'agressivité et la violence au cours des séances d'EPS. Et de façon plus générale, si sa pratique permet l'épanouissement de la personnalité des élèves agissant. Dès lors, nous nous intéressons aux acteurs du jeu plutôt qu'aux spectateurs, aux interactions dans l'aire du jeu plutôt qu'à celles des individus placés hors des limites du jeu, dans les gradins ou encore en dehors d'un stade ou d'un gymnase. De facto, les études menées sur les violences suscitées par des spectateurs, voire des individus visionnant de façon répétitive des films de combats ou s'adonnant à des jeux vidéo, ne sont pas notre prérogative. Ce qui nous intéresse ici, ce sont les actions motrices réelles lors d'un sport pratiqué à l'école. Rappelons que, bien que la violence soit protéiforme (physique, verbale, individuelle, collective, etc.), les conduites violentes des sportifs se caractérisent fréquemment de façon spectaculaire par l'action volontaire d'un joueur sur un autre au cours d'un affrontement ludomoteur (le fameux coup de tête de Zidane lors de la finale de la coupe du monde 2006).

VIOLENCE ET AGRESSIVITE

Mais qu'entendons-nous par «violence» ou «agressivité» au cours d'une pratique sportive ? Sous l'angle de la psychanalyse la violence est considérée comme naturelle, comme une pulsion en lien avec un instinct violent défensif (Freud, 1949). Cette «violence fondamentale», selon J. Bergeret (1984), est un pur instinct de conservation, pour d'autres l'homme est resté proche du monde animal (Lorenz K. 1977). Cette vision pulsionnelle semble assez éloignée d'une pratique culturelle telle que le sport. Toutefois, si comme le pense Bergeret, les violences sont engendrées par la mise en actes de l'agressivité (et de la haine), ces actes de violence n'abondent pas dans la pratique du sport : par exemple, au cours d'un match de football, le rapport entre le nombre d'interactions motrices licites entre deux ou «n» joueurs et le nombre d'actes violents se rapproche davantage de l'infini que de zéro.
De surcroît, l'intégrité physique mise à mal dans le sport n'est pas forcément la résultante d'une altercation humaine. En effet, l'observation de la répartition des accidents selon leur nombre et leur durée d'hospitalisation sur 10 sports (Collard, 1998) nous révèle que le parapente, le ski et l'équitation sont aux trois premières places alors que les sports collectifs (notamment le football et le rugby) ne sont qu'en septième position. Ce n'est pas tant l'affrontement corporel entre deux ou plusieurs joueurs qui engendre une atteinte à l'intégrité physique, mais plutôt l'affrontement en solo contre la nature avec du matériel parfois sophistiqué. En somme, l'affrontement direct inter-compétiteurs fait montre d'une forme d'«attaque volontaire» répétée, bien plus que de violences physiques portées intentionnellement à autrui pour le mettre hors d'état de nuire.
Dans ce cas de figure, ce sont plutôt les interactions motrices agressives permises ou non qu'il convient d'étudier. Nous glissons alors vers le versant de la psychologie dans laquelle ces spécialistes n'envisagent pas l'existence de la pulsion fondamentale de l'agressivité. De manière résumée, l'agressivité n'a rien d'une pulsion ou d'un instinct de survie, elle est davantage associée à une agression extérieure ou à une réaction à une frustration (agressivité réactive), fondant ainsi le point de vue de nombreux psychologues (Buss, 1961).
Dans les compétitions sportives, la tricherie, la réponse à une charge corporelle exagérée, un score en défaveur d'un joueur ou d'une équipe, la domination coûte que coûte d’un adversaire (etc.) peuvent engendrer ces réactions. Mais si elles sont bien du ressort de la psychologie et de l'affectif, cette« (…) agressivité n'est pas orientée vers la réalisation de la tâche» (Collard, op. cit., 2004, 49).
Par ailleurs, l'agression «constitue (aussi) un moyen d'expression et d'action susceptible d'être mis en œuvre dans des circonstances et des contextes très divers.» (Karli, 1987, 33), afin de maîtriser les situations et les relations. Nous pouvons alors envisager un autre type d'agressivité qu'il s'agit de différencier de l'agressivité réactive : l’agressivité instrumentale. Celle-ci se déploie dans une situation dont on veut tirer un profit. On assimile alors le cerveau à un «statisticien intuitif» ; c'est-à-dire qu'il calcule lors d'un choix tactique, le rapport entre le bénéfice escompté et le risque encouru. Bon nombre de situations sportives répondent à ce type d'agressivité. Mais le sportif ne se réduit pas à un cerveau, il faut l'analyser sous sa totalité agissante dans laquelle il n'existe pas de dualisme entre le corps et l'esprit ; le tout est plus que la somme des parties qui le compose. Corps, esprit, conscience et émotions forment un ensemble interagissant qui prend sens dans l'action. En synthèse, les décisions cognitives ne sont pas la résultante d'un esprit fonctionnant par de froids calculs (Damasio, 1994 et 1999). Autrement dit, l'esprit n'est pas désincarné (Varela, 1993).

L'AGRESSIVITE MOTRICE

Dans une étude pragmatique sur la violence à l'école, Rascle, Coulomb et Sabatier (1998) distinguent, en s'inspirant des psychologues pré-cités, l'agressivité réactive (réaction sans but pré-établi), ou plus généralement l'agressivité affective, de l’agressivité instrumentale (répondant aux règles du jeu dans un but précis et contextualisé). On se rapproche alors du concept d'agressivité motrice, peu connu et pourtant si singulier aux interactions exclusivement de type ludomoteur. Cette notion, inspirée des travaux de Pierre Parlebas (1999), a été mise récemment en application sous forme de recherche expérimentale par Luc Collard (op. cit). L'auteur distingue deux types d'agressivité : l'un, illicite, correspond à des affrontements corporels ou verbaux et/ou à des attitudes inconvenantes proscrits par le règlement et passibles de sanctions (tacle avec les deux pieds décollés du sol au football, injures, gestes déplacés, etc.). L'autre, licite, est autorisé par les règles du jeu : par exemple, un footballeur peut faire avec rage un tacle pour intercepter la balle, dribbler avec ruse son adversaire direct ou bien tirer avec force dans le but adverse. Ce sont ces interactions motrices directes et opératoires qui fondent le concept de l'agressivité motrice. Paradoxalement, alors que le sport moderne banni la violence, la boxe autorise cette atteinte corporelle contrôlée qui est illicite dans la quasi-totalité des sports. Nous sommes donc devant un cas extrême d'agressivité motrice, à la lisière d'une violence physique admise, pour l'instant, par l'institution sportive.
En synthèse, la pratique du sport met en présence une agressivité autorisée et non autorisée pouvant occasionnellement déboucher sur des violences portant atteinte à l'intégrité physique des participants. L'agressivité motrice, quant à elle, englobe exclusivement les conduites motrices permises par le règlement du sport pratiqué. Autrement dit, sans minimiser les autres formes d'agressivité et de violence, cette acception est d'importance car d'une part, elle n'existe pas en dehors des rencontres motrices ludiques et d'autre part, elle peut induire des comportements surajoutés à l'affrontement ludomoteur susceptibles d'être observés dans d'autres situations sociales de la vie quotidienne. Comme le soumet fort justement Collard (op. cit, 51), «sa fonction n'est ni la catharsis d'émotions contenus, ni la quête d'un statut dans le groupe - même si il peut s'agir de facteurs secondaires influençants - mais la résolution favorable du jeu sportif». Les interactions motrices instrumentales de coopération et/ou d'opposition sont donc le ciment de l'agressivité motrice. Pour bien circonscrire le champ de l'agressivité motrice, n'oublions pas les gestes surajoutés dans l'action du jeu et tolérés par le règlement tels que les attitudes de domination, de joie, de motivation ou de déception, et à un degré moindre, les gestes énonciateurs d'une tactique masquée pour tromper l'adversaire.
Nous venons de discerner, la spécificité du sport ainsi que les violences et agressivités singulières qu'il peut engendrer. A partir de cette analyse, nous allons tenter de révéler, avec l'appui de la théorie des jeux et d'expériences de terrain comment le sport permet-il d'utiliser l'agressivité à bon escient ? Et de façon plus large, peut-il être un puissant levier éducatif selon ses caractéristiques propres de fonctionnement ?

LA THEORIE DES JEUX COMME METHODE D'INVESTIGATION DES JEUX SPORTIFS
Selon notre point de vue adopté, le sport est une compétition motrice ludique institutionnalisée. Comme le signale M. Barbut (1967), l'essentiel de l'analyse des jeux codifiés réside dans l'étude de leur logique interne, fondée par les règles du jeu. Ce concept se définit par le « système des traits pertinents d’une situation motrice et des conséquences qu’il entraîne dans l’accomplissement de l’action motrice correspondante ». (Parlebas, op. cit. 131). Cette approche structurale nous plonge alors dans l'univers de la théorie des jeux dans laquelle « tout jeu comporte (au moins) une liste de joueurs, un ensemble de choix possibles pour chacun d’entre eux et une fonction qui donne leurs gains dans toutes les éventualités possibles (les issues qui résultent des divers choix que peuvent faire les joueurs.». Guerrien (2002, 7) ; choix et gains sont donc primordiaux. A ce propos, Shubik (1991) délivre des applications concrètes de la théorie des jeux dans diverses activités sociales, notamment au travers du célèbre « dilemme des prisonniers ». Parlebas (1986) fit de même en transposant ce modèle théorique dans l'univers des jeux sportifs. C'est cette dernière application qui va maintenant nous servir de fil conducteur dans l'étude des pratiques sportives.

LES JEUX A UN JOUEUR OU CONTRE LA NATURE

Dans l'ensemble des pratiques sportives, deux cas de figures s'imposent à nous pour ce type de jeux : dans le premier cas, le sportif agit seul dans son espace d'accomplissement standardisé et dénué d'incertitude. C’est l'exploit magnifié du sportif au cours d'un 100 mètres en athlétisme ou l'extraordinaire coordination motrice aux figures gymniques.
Dans le monde du sport, il est vrai que les compétiteurs qui pratiquent un sport en milieu domestiqué sollicitant une forte dépense énergétique et/ou de la force sont plus enclins à se doper et donc à tricher (Dugas, 2007). Cette «violence» affligée à l'organisme pour des desseins victorieux (Ehrenberg, 1991) et cette attitude peu citoyenne est une triste réalité. Ne nous voilons pas la face, la logique interne du jeu doublée de la logique externe du sport de haut niveau (gain, victoire, argent, réussite personnelle) ne peut que favoriser ces attitudes néfastes. A contrario, la pratique de ces sports, particulièrement en milieu scolaire, peut favoriser le goût de l'effort, la connaissance de ses limites psychologiques et physiques, la lutte contre la sédentarité - véritable fléau pour la santé -, ou encore l'esthétisme corporel. Ces attributs requièrent un apprentissage attentif et cohérent pour contribuer à une véritable éducation physique.
Dans le second cas, le sportif peut affronter la nature, son imprévisibilité, voire sa dangerosité comme dans une course en descente en canoë-kayak ou en vol à voile. Dans ces deux cas, les interactions motrices instrumentales avec autrui étant absentes, il n'existe pas d'agressivité motrice, ni de violence due explicitement à l'autre. On peut aussi évoluer en co-présence d'autres pratiquants (ski de loisir, surf, jogging en forêt, etc.) sans pour autant que les actions de chacun nécessitent d'en découdre ou d'accomplir une action instrumentale avec eux.
Concernant les activités de pleine nature, le bénéfice est réel de vivre des sensations fortes et de se confronter, tout en les respectant, aux éléments naturels. Toutefois, le tableau peut s'assombrir pour les défenseur d'une éducation respectueuse de la nature : pour exemple, le kayakiste de haut niveau peut évoluer dans des bassins artificiels en lieu et place des rivières naturelles dans lesquels le débit de l’eau est contrôlé. Par ses traits de logique interne (rapport à l’espace, à l’environnement, etc.), le sport de haut niveau et ses dirigeants domestiquent et standardisent le milieu physique, mondialisent la pratique physique en la détournant de son milieu physique originel et bien souvent naturel.
Par ailleurs, loin des idées reçues, nous pouvons encourager la pratique du sport en milieu naturel pour favoriser le lien social et particulièrement la sociabilité. Une investigation sérieuse (issue d'une enquête réalisée par l'INSEE sur les loisirs en France : «Loisirs, 1987/1988) sur la construction de la sociabilité témoigne de la sociabilité plus fournie (fréquence des occasions de sorties et réceptions d'individus) chez le pratiquant de sport de pleine nature que chez le pratiquant de sports standardisés (Laporte, 2005, cf. figure ci-dessous). La présence d'autres participants est un facteur moins discriminant que le facteur «incertitude du milieu naturel». En somme, mieux vaut pratiquer un sport de pleine nature entre amis ou même en solo qu'un sport collectif dans un stade pour améliorer son volume de sociabilité.



Figure : Plan factoriel de la pratique selon le volume et la «nature» de la sociabilité.
«Les différentes pratiques sportives sont regroupées selon leurs classes de logique interne au sens de Pierre Parlebas. Les «différents «sommets» du simplexe S3 (combinaison de 3 critères I, P, A forme 8 classes de pratiques sportives, donc 8 sommets : 23) ainsi que les trois «faces», Partenaire, Adversaire et Incertitude sont tous insérés dans le plan factoriel de la sociabilité. Leur placement global indique immédiatement que les pratiquants sportifs ont une relation à la sociabilité qui va dans un sens de volume élevé mais de «nature» populaire, par rapport à la population générale.» (Laporte, op. cit, 92)

Ainsi, l'étude minutieuse de la logique interne des sports peut-elle engendrer des résultats insoupçonnés quant au rôle éducatif de certains d’entre eux. Les activités de duels sont surreprésentées à l'école et dans le monde sportif, au détriment d'activités offrant l'occasion de s'apposer et de s'apaiser plutôt que de s'opposer et donc de générer de la violence.
Les activités «en solo ou contre nature» dévoilées ci-dessus n'engendre que peu de violence. Si elle existe, elle est liée principalement aux accidents corporels involontaires et l'agressivité ici est de type affective car surajoutée à l'action et égocentrée.

LES JEUX A PLUSIEURS JOUEURS

Dans la société

Il existe aussi des jeux sportifs à n joueurs (n≥2). Nous nous intéressons ici aux jeux sociomoteurs, c'est-à-dire aux jeux dans lesquels l'interaction motrice instrumentale entre les sportifs est constitutive de la tâche motrice (contrairement à l'épreuve du 100 mètres où les individus courent à côté les uns des autres sans aucune interaction motrice directe). L’émotion véhiculée par les activités de pleine nature citées plus haut change ici de nature : le sel de ces sports de duel se situe aussi dans l’incertitude de l’affrontement formel avec autrui pour le gain d'une compétition.
Les jeux sont soit coopératifs, comme au patinage en mixte ou au bobsleigh à deux ou à quatre, soit à l'opposé strictement compétitif comme les duels interindividuels ou inter-équipes (surabondants dans les pratiques sportives modernes). En théorie des jeux, ces derniers sont nommés «jeux à somme nulle», c'est-à-dire des jeux dans lesquels les gains des vainqueurs et les pertes des battus s'annulent (+1,-1). Entre ces deux extrémités se pratiquent des sports semi-coopératifs où les joueurs s'organisent en mêlant ruse, malice et stratégie pour obtenir le plus de bénéfice possible (le tour de France cycliste, la formule 1, etc.). Ils sont appelés jeux à somme non nulle (le gain des vainqueurs n'est pas égale à la perte des battus).
Nous entrons ici de plain-pied dans l'univers des confrontations humaines et de l'agressivité motrice. La domination des uns sur les autres est à son paroxysme : parfois tous les coups sont bons pour obtenir gain de cause. De prime abord, ces sports semblent peu éducatifs :
De nombreuses enquêtes de terrain révèlent que la compétition entre équipes peut favoriser l'hostilité et la violence intergroupale et que les amitiés initiales peuvent basculer dans l'adversité (Sherif, 1969). L'inimitié et l'amitié peuvent donc se construire sur les bases d'une pratique sociale. Si bien qu'il n'est pas conseillé de systématiser l'éducation sous forme compétitive au risque d'observer un agrandissement de la distance sociale.

A l'école

Dans le milieu scolaire, les résultats d'expériences de ce type convergent avec ceux cités précédenmment. Notamment, Pfister (1985) révèle qu'un tournoi de lutte libre (duels interindividuels), réalisé par des enfants de 11 ans, amplifie hautement les réponses agressives, sur le plan psychologique, chez des sujets initialement jugés non agressifs. A contrario, les enfants du groupe témoin qui réalisaient des activités de dessin n'ont guère varié leurs attitudes après coup. Pour enfoncer le clou, Luc Collard (op. cit.), défend l'idée selon laquelle le sport rend plus combatif que pacifique et ne semble pas avoir les effets cathartiques qu’on lui prête habituellement. En effet, l'expérience mise en place sur une année scolaire comparait des enfants sportifs d'école primaire (pratiquant du sport trois ou quatre fois par semaine durant une année, en dehors de leur scolarité classique) à des enfants non-sportifs (sans activités sportives régulières hors de l'EPS). Au cours du pré et post-tests, les enfants pratiquent un jeu traditionnel dont la structure relationnelle originale permet de choisir librement des actes moteurs de coopération (passes, délivrance, etc.) ou des actes moteurs d'opposition (tirs, interception, etc.). Ce jeu possède donc une structure «chacun pour soi», sans équipe prédéterminée. Les résultats montrent que les premiers usent davantage d’intimidation, de domination et d'agressivité motrice que les seconds.
Bien utilisée, bien contrôlée, cette agressivité motrice affermie peut devenir un atout éducatif non négligeable. Apprendre raisonnablement à dominer, à obtenir un gain, à être compétitif, à ne rien «lâcher», c'est développer et maîtriser une agressivité motrice dans le cadre du sport, réinvestissable dans la vie quotidienne d'un futur citoyen.
De facto, le sport peut être aussi un vecteur de réussite dans une société tournée de plus en plus vers la méritocratie. De façon analogue, se frotter aux autres, construire un projet individuel et/ou collectif, c'est vivre des expériences concrètes de citoyenneté par le biais du sport. Celui-ci peut être l'école de la vie si la façon de le vivre privilégie l'apprentissage actif du respect des règles et des autres. Les pratiquants s'adonnent au sport en acceptant librement les conditions de la réalisation motrice : règles, gains, sanctions, interdits, etc. Cette adhésion préalable à un système de contraintes augure les prémices d'une future socialisation et donc d'une éducation citoyenne. Loin de la violence physique, l'agressivité peut faire l'objet d'une éducation particulière en EPS, au même titre qu'une éducation à la santé ou à la sécurité.

Par ailleurs, une dernière expérience mérite un détour : nous avons encadré un mémoire de Master 2, (Gaudoux, 2005) dont la recherche portait sur la différenciation de l’espace des conduites agressives, selon le type de jeux sportifs observés. L'expérience s'est déroulée avec des classes de 3ème cycle (école primaire), au cours de séances d’E.P.S. Les activités collectives choisies représentent des jeux sportifs collectifs adaptés à l'âge des enfants : la balle assise (jeu avec relation instable entre partenaires et adversaires sans système de score), la passe à 10 ((jeu avec relation stable entre partenaires et adversaires avec score), et le relais par équipes (jeu avec partenaires sans aucune interaction motrice instrumentale avec les joueurs des autres équipes). Les résultats obtenus à l'aide d'une grille d'observation tenant compte des différents types d'interactions motrices (agressivité motrice liée à la règle du jeu, gestes agressifs hors de l'action de jeu, etc.) révèlent globalement que la logique interne du jeu conditionne les interactions motrices agressives entre joueurs (coéquipiers et adversaires), dans leur forme, leur intensité et leur fréquence. Les jeux collectifs diffèrent selon le type de rapport entretenu avec autrui, le système de score adopté et l'espace d'accomplissement moteur.

QUELS SPORTS POUR QUEL TYPE DE ROLES A L'ECOLE ?
L'étude de la logique interne des sports au travers de la théorie des jeux invite donc à penser qu'il serait intéressant de répartir les pratiques sportives par domaine d'action afin de fonder une typologie en accord avec les effets éducatifs escomptés (Dugas, 2006). Autrement dit, les illustrations jalonnant cet article dévoilent que chaque sport sécrète sa propre pertinence, mais le fait que certains d'entre eux possèdent des caractéristiques communes permet aussi de les regrouper en domaines d'action. Ainsi, en fonction du rapport qu'entretient le pratiquant avec le milieu physique et humain, les conséquences éducatives ne sont pas à envisager de la même manière comme l'illustre le tableau ci-dessous.



Graphique : Répartition des sports en domaines d'action. Les enjeux éducatifs dépendent de l'analyse minutieuse du fonctionnement interne des sports. A noter que les activités physiques et sportives d'expression, moins médiatisées (mais présentes à l'école), peuvent aussi former un domaine d'action particulier et fécond car dénuée de violence. Les interactions et communications motrices étant le plus souvent de type référentiel.

Nous observons que les sports sont scindés en deux grands domaines d’action opposés. D’un côté, les domaines des sports pratiqués en solo : sports en Solo, milieu incertain (surf, escalade, etc.) et les sports en Solo, milieu certain (les courses en couloir, les sauts, les lancers, la gymnastique aux agrès, etc.). De l’autre côté, dominent les domaines des sports pratiqués de façon opératoire avec d’autres pratiquants, l'environnement physique étant subsidiaire : les sports de coopération (voile en équipage, natation synchronisée, patinage en duo, etc.), les sports en présence d'Adversaires (tennis, boxe, cyclisme sur route, etc.), et enfin le domaine des sports en présence de Partenaires et d'Adversaires (sports collectifs, etc.). On peut ajouter un cinquième domaine d'action, plus intimiste, celui concernant les activités d'Expression dans lesquelles sont convoqués l'imaginaire, l'émotion, le symbolisme, la transmission concrète d'un message social (danse, Mime,etc.).
On a donc d'une part, des sports individuels dans lesquels président les sensations kinesthésiques et intra-personnelles. Ces sports pratiqués en solo valorisent soit la réalisation d'efforts soutenus et répétés ainsi qu'une grande maîtrise corporelle, soit la maîtrise de ses émotions, la prise de risques et une adaptabilité motrice et décisionnelle. D'autre part, des sports qui sont le siège des interactions motrices et de l'agressivité motrice. Ces deux domaines privilégient une éducation fondée sur la capacité à obtenir un gain, à être «agressif» et dominant. Ils favorisent aussi le processus de socialisation (respect des règles et d'autrui, etc.), Quant à la solidarité et la cohésion sociale, elles seraient recherchées de préférence dans les activités de pure coopération. En l'occurrence, la cohésion socio-affective sera d'autant plus forte que le projet collectif se réalise dans un milieu physique incertain, hostile et sauvage, qui demande la participation active de tous les acteurs pour atteindre l'objectif fixé.
Dans la cadre d'une Education Physique et sportive, cette distribution opérationnelle s'annonce riche d'enseignement : elle permet d'apporter bon nombre d'éléments pour programmer une formation en accord avec les objectifs visés. De fait, elle permet d'éviter certaines idées véhiculées dans le sport ou en EPS, telles que les sports collectifs favoriseraient, entre autres, la solidarité (voire la sociabilité). Comme en témoigne le graphique ci-dessus, la pratique des sports collectifs favoriserait plutôt l'apprentissage de l'agressivité motrice pour obtenir un gain et ce, dans un cadre socialisant (règles acceptées et partagées par tous).

CONCLUSION
Loin des querelles intestines entre les «pro» ou les «anti» sport, nous avons voulu tenir compte davantage de la réalité du fonctionnement interne du sport et le type de décisions motrices que ces activités sociales engagent au cours de l'action que de sa logique externe (médiatisation, enjeux économiques et financiers) ; ceci afin de construire, avec clairvoyance et contrôle, le rôle éducatif que le sport peut endosser à l'école, loin des violences extrascolaires (voire scolaires) si souvent stigmatisées. Bien entendu, un sport à forte agressivité motrice peut favoriser l'émergence d'attitudes agressives prohibées et violentes. L'encadrement de la pratique sportive devient donc primordial. Les éducateurs sportifs et les enseignants d'EPS sont les garants d'une agressivité autorisée et canalisée qui profite à l'épanouissement personnel et citoyen du pratiquant. D'ailleurs, les enquêtes, pourtant alarmistes, de S. Roché (op. cit) révèlent que même si la pratique très régulière du sport (en dehors du milieu scolaire) ne semble pas garantir la diminution des incivilités chez les jeunes sportifs, la pratique encadrée est moins associée à des incivilités que les pratiques dénuées d'encadrement. Or, le sport est par définition une pratique institutionnelle dont les entraînements et les compétitions sont encadrés ; même s'il est vrai que la compétition peut transformer un éducateur en compétiteur agressif et violent ou l'amener, de façon moins transparente, à rendre les sportifs qu'il dirige à le devenir aussi. En revanche, la pratique du sport à l'école est, quant à elle, encadrée par des enseignants n'ayant pas les mêmes orientations : l'enseignement éducatif du sport sera privilégié à l'entraînement au sport ; la nuance est d'importance.
En somme, ce n'est pas tant le sport en soi qui favorise une éducation, mais la manière dont on utilise ses ressources et ses faiblesses. Encore faut-il ne pas rester à la surface des choses et comprendre la logique spécifique de chaque pratique sportive. Ne perdons pas de l'esprit qu'il existe aussi d'autres formes sociales de pratiques physiques non institutionnelles et plus intimistes qui peuvent apporter leur lot de richesses pour la construction de la personnalité du jeune pratiquant.



Bibliography

BARBUT, M., (1967), Jeux et mathématiques. in CAILLOIS R. (Ed.) Jeux et sports. Paris, Encyclopédie de la Pléiade, p. 836-863.

BERGERET J., (1984), La violence fondamentale. L'inépuisable Œdipe. Paris, Dunod.

BUSS A.H., (1961), The psychology of aggression. New-York, Wiley.

COLLARD L., (1998), Sports, enjeux et accidents. Paris, Puf.

COLLARD L., (2004), Sport & agressivité. Méolans-Revel, Adverbum.

DAMASIO A.R., (1994), L'erreur de Descartes. Paris, Poches Odile Jacob. (traduction française, 2000)

DAMASIO A.R., (1999), Le sentiment même de soi. Paris, Poches Odile Jacob. (traduction française, 2002)

DEBARDIEUX E., (1996), La violence en milieu scolaire. Paris, Esf.

DEBARDIEUX E., (2006), La violence à l'école, un défi mondial. Paris, Armand Colin.

DEFRANCE J., (1995), Sociologie du sport. Paris, La découverte (4ème édition 2003)

DUGAS E., (2004), Sports, jeux et EPS in Le sport est-il éducatif ? Rouen, Pur, 171-183.

DUGAS E., (2006), Classification, programmation et jeux didactiques, in DUFOUR Y. (Ed.), Gérer motivation et apprentissage en EPS. Lille, eds. Aeeps, 37-56.

DUGAS E., (2008), Les deux logiques consubstantielles du dopage sportif. Esprit Critique. (à paraître, Avril-Mai 2008)

DURKHEIM E., (1895), Les règles de la méthode sociologique. Paris, F. Alcan.

ELIAS N., DUNNING E., (1986), Sport et civilisation, la violence maîtrisée. Paris, Fayard (traduction française 1994)

EHRENBERG A., (1991), Le Culte de la performance. Paris, Calmann-Lévy.

FREUD S., (1949), Le moi et les mécanismes de défense. Paris, Puf.

GAUDOUX M., (2005), Différenciation de l’espace des conduites agressives, selon le type de jeux sociomoteurs observés, avec des classes de 3ème cycle, en leçon d’E.P.S. Mémoire de Master 2. Septembre 2005.

GUERRIEN B., (2002), La théorie des jeux. Paris, Economica.

KARLI P., (1987), L’homme agressif. Paris, Odile Jacob.

LAPORTE R., (2005), Pratiques sportives et sociabilité. Mathematics and Social Sciences, 170, 57-77.

LORENZ K., (1977), L'agression. Paris, Flammarion.

PARLEBAS P., (1986), Eléments de sociologie du sport. Paris, Puf.

PARLEBAS P., (1999), Jeux, sports et sociétés. Lexique de praxéologie motrice. Paris, Insep.

PARLEBAS P., (2005), L’éducation par le sport, illusion ou réalité. VEN, 517,70-83.

PFISTER R., (1985), Le sport et la catharsis de l’agressivité. In La psychopédagogie des activités physiques et sportives. Toulouse, Privat. 243-256.

RASCLE O., COULOMB G., SABATIER C., (1998), Violence à l'école, le sport scolaire est-il en danger, EPS, 271, 65-68.

ROCHE S., (2005), Plus de sport, plus de délinquance chez les jeunes. Recherches et Prévisions, 82, 100-108.

SHERIF M., SHERIF C. W., (1969), In-group and intergroup relations: Experimental analysis, in Social psychology. New York, Harper & Row, 221-266.

SHUBIK M., (1982), Game Theory in the Social Sciences. Cambridge, Massachusetts Institute of Technology Press.

SIEDENTOP D., (1994), Sport education, Human Kinetics.

Read also

> Summary
> Editorial
> Des douleurs physiques socialisantes
> Le combat libre : quel(s) effet(s) sur les jeunes ?
> Les representations de la responsabilité sportive et quotidienne d'adolescents sportifs institutionnalisés
> Sport, conation, dispositifs d’insertion et gestion de la violence institutionnelle


<< Back