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1 - Domaines d’action et agressivité motrice en éducation physique scolaire
by Dugas Éric, GEPECS, Université de Paris Descartes

Theme : International Journal on Violence and School, n°12, September 2011

The experiment presented here concerns the licit use of motor aggressiveness (i.e. as allowed by the rules) in individual and team duals in Physical and Sports Education. The results reveal that the experimental groups whose PE sessions took on the form of simultaneous opposition tend to show more motor aggressivenss. On the other hand, the groups whose sessions were based on individual activities or activities in cooperation with others seem to develop less motor aggressivenss subsequently.

Keywords : Motor aggressiveness, internal logic, sport, physical education, fields of action. .

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Introduction

Le monde du sport au même titre que la sphère éducative en Education Physique et Sportive (EPS) ne manque pas d’idées reçues et de vertus attribuées aux activités sportives. Généralement, nous sommes davantage sur le versant de la connaissance du sensible que de la connaissance scientifique (Bachelard, 1938). Car « fautes de savoirs, la pensée se contente d’images et de mythes » (During, 1999, 51). Le sport peut ainsi essuyer soit des critiques nostalgiques, s’inscrivant dans le cadre des sociétés industrielles sans valeur ni portée culturelle, soit des critiques « prospectives » qui enferment le sport à des fins de profit et de rendement où le sportif est associé à un « corps-machine ». Nous pouvons alors passer allègrement d’une vision positive du sport - telle que celle prônée par De Coubertin (1913) qui assigne des valeurs éducatives à la compétition (forces corporelle et de caractère) ainsi qu’une mission pacifiste insérée dans les valeurs de l’olympisme (During, 1989) -, à une vision plus négative du sport. Comme Brohm (2006) qui voit dans la compétition sportive une illusion qui aliène le sujet et qui reflète le système capitaliste.

Ces connaissances sont souvent exemptes de vérifications expérimentales. De surcroît, si des expériences existent, il n’en demeure pas moins qu’elles sont peu fréquemment réalisées in vivo. Or, du laboratoire au terrain de l’EPS, il existe un fossé que nous allons tenter de franchir afin de mettre à l’épreuve contrôlée une idée communément acceptée et particulièrement tenace : la pratique du sport génère de la solidarité et de la pacification chez ses pratiquants. Nous avions déjà dévoilé (Dugas, 2008) que la réalité sur certaines vertus potentielles du sport est plus troublée qu’il n’y parait à première vue. Cette délicate articulation entre les savoirs et les valeurs engage depuis fort longtemps le pédagogue à réfléchir sur la potentialité éducative du sport au sein de l'école.

Mais avant de continuer notre propos, un souci définitoire s’impose pour éviter le flou autour de la notion de sport. À titre d’illustration, on ne confond pas un cyclisme de compétition institutionnelle avec un cyclisme de loisir. Il existe effectivement des distinctions dans la sphère des jeux sportifs1.

Dans le premier cas, il existe un système de règles coercitif et surtout un cadre compétitif, régi par des instances officielles (fédérations sportives), qui permet in fine de comparer et de classer les performances de sportifs sur le plan individuel ou collectif (au niveau régional, national ou international). Le sport de haut niveau représente le degré le plus haut de l’institutionnalisation, de la médiatisation, et du couronnement du spectacle sportif.

Dans le second cas, l’activité physique est informelle, libre et dénuée de compétition. Entre ces deux extrêmes, existe des activités physiques plus ou moins codifiées mais qui sont hors institutions sportives : les jeux traditionnels ou de patrimoine, les jeux de rues. Quant aux activités programmées en EPS, l’institution scolaire et les enseignants privilégient la face émergée des pratiques physiques, c’est-à-dire le sport. Nous y reviendrons plus tard.

S’il est avéré que l’appartenance du sport à la culture ne se pose pas, si le respect de règles formelles est l’un des ferments de la socialisation, certaines enquêtes révèlent que la pratique d’activités compétitives peut aussi conduire ses acteurs à avoir des comportements plus agressifs et antagonistes que paisibles, altruistes et coopératifs (Pfister, 1985 ; Collard, 2004 ; Roché, 2005). Par ailleurs, en psychologie sociale de nombreuses recherches sur les conflits à partir de jeux expérimentaux ont révélé que les représentations sociales jouaient un rôle primordial dans les situations d’interaction conflictuelle (pour une synthèse de ces travaux : Abric, 1987). Sur le plan de la mise en jeu corporelle, une étude ancienne sur les conflits intergroupes2 (Sherif, 1969) est intéressante à relater car elle a inspiré et inspire encore bon nombre de travaux dont notre présente expérience.

Les premières enquêtes de Sherif ouvrent effectivement la voie au scepticisme au sujet des effets de la pratique compétitive. Ce psychosociologue observe et analyse prioritairement des situations réelles de conflits interindividuels, de cohésion groupale (intra et inter-groupales). Dans une première expérience d’une durée de trois semaines (1949), 24 garçons âgés de onze à douze ans ont été sélectionnés rigoureusement (ils sont sensiblement « équivalents » au regard de leurs caractéristiques individuelles) afin de détecter les causes des changements éventuels dans un groupe. Le lieu de l’expérience se situe en pleine nature dans une maison forestière (camp de vacances). Sans une intervention directive de la part des éducateurs (en réalité, Sherif et ses co-expérimentateurs), les enfants s’auto-organisent. Durant trois jours, des « amitiés » spontanées se créent (mesurées par des questionnaires classiques et des tests sociométriques). Puis deux groupes, dont les amitiés liminaires ont été séparées pour une grande majorité d’entre elles, partent durant cinq jours effectuer des activités pédestres de pure coopération. De nouvelles amitiés voient le jour, ce qui engendre un premier constat : l’amitié n’a rien d’une construction naturelle, elle est plutôt culturelle ; elle est la conséquence d’une activité sociale partagée dans la réalisation d’un objectif commun.

Puis, l’ensemble des sujets est réuni à nouveau pour dix jours au camp de vacances initial : le souhait des enfants est d’organiser des rencontres sportives telles que le basket-ball et le Football US opposant les deux groupes constitués artificiellement par les expérimentateurs (n = 2 x 12). Les hostilités croissent dangereusement au fil des rencontres sportives ; on assiste à une véritable « guerre des boutons » ! Le deuxième constat ne se fait guère attendre : les duels sportifs d’équipes favorisent l’hostilité inter-groupale. En parallèle, le conflit entre deux groupes tend à augmenter la solidarité intra-groupale, surtout de façon différée car elle est plus affermie en cas de victoire. Au travers de cette forte corrélation (qui n’exclut pas l’effet d’une tierce cause), les sports collectifs semblent favoriser une « solidarité » qui se construit sur une opposition partagée, c’est-à-dire au détriment de l’hostilité d’un autre groupe d’individus.

Cette « fausse » solidarité pour laquelle on privilégie le faire « avec » pour faire « contre » est courante en cas de guerre (tendance à un sentiment nationaliste surdéveloppé) ou de façon moins sombre lors d’un événement sportif planétaire comme la coupe du monde de football en 1998. À cette occasion, certains journalistes et mêmes sociologues ont vu, à tort, dans le rassemblement pacifique et joyeux des français sur les Champs Elysées, loin du communautarisme et du racisme ambiant, l’espoir naissant d’une nouvelle France unie et fraternelle, dénommée « blacks, blancs, beurs ». Ce fut bien entendu un épiphénomène produit par une pratique sociale où la France était en compétition contre les autres nations. La vie quotidienne et son lot d’ethnocentrisme a, bien entendu, rapidement repris le dessus.

Dans le milieu scolaire, les situations d’opposition ludomotrice (jeux de combat, de raquettes et sports collectifs), surabondent. Elles sont justifiées dans les textes officiels par l’atteinte de la compétence « Conduire et maîtriser un affrontement individuel ou collectif », en recherchant le gain d’une rencontre (Bulletin officiel spécial n° 6 du 28 août 2008). L’institution valorise ici l’agressivité motrice. Dans d’autres activités physiques, on met aussi les élèves en concurrence dans des épreuves mesurées (temps et espace) où les élèves justement se mesurent. La domination recherchée (directement ou indirectement) des uns sur les autres va-t-elle engendrer les effets éducatifs escomptés ? Car l’EPS doit « viser la réussite de tous les élèves à tous les niveaux de la scolarité » et a pour finalité « de former un citoyen, cultivé, lucide, autonome, physiquement et socialement éduqué » (Bulletin officiel spécial n° 6 du 28 août 2008). Les effets avancés sont-ils du ressort de la réalité ou de l’illusion ?

Ainsi, pour éviter de tomber dans le piège de la pensée a priori, nous proposons une analyse comparative à partir de l’approche scientifique des jeux sportifs proposée par Parlebas (1981).
Notre étude porte sur un type d’agressivité singulière, celle engagée dans l’action motrice dans un jeu sportif : l’agressivité motrice3 (Collard, 2004 ; Dugas 2008). Elle se définit par la mise en jeu corporelle au cours d’interaction ludomotrice entre adversaires dont les conduites sont autorisées par le règlement : actions de dribbler, de tirer, d’intercepter, de plaquer, etc. Précisons que ces manifestations motrices ne sont pas des techniques sportives au sens strict du terme, mais des comportements moteurs d’antagonisme porteurs de sens pour ceux qui les engagent. Un enfant qui privilégie fortement le dribble affectionne davantage la « bataille » à l’alliance pour l’obtention du gain. Cette agressivité licite s’oppose à une agressivité motrice illicite (tacles avec les deux pieds décollés au football, charge sur le non porteur du ballon au rugby) pouvant occasionnellement déboucher sur des violences portant atteinte à l'intégrité physique des participants (en référence au désormais célèbre et violent coup de tête de Zidane à l’encontre du joueur italien, en finale de la coupe du monde de football 2006).

Dans ce contexte interactionnel où se mêlent les actions ludomotrices des uns et des autres, nous avons planifié une expérience de terrain en milieu scolaire et observé si les relations de coopération et d’opposition varient selon le type d'action motrice engagé au cours d’apprentissages en EPS. Est-ce que la présence de domaines d’action4 distincts produits des effets disparates ? En d’autres termes, la pratique différenciée d’activités physiques contribue-t-elle à minorer ou à majorer l'agressivité ludomotrice observée en EPS ?

Méthodologie de l’expérience

Précisons avant d’explorer cette expérience qu’il s’agit d’observer si les conduites motrices exécutées au cours d’un « jeu sportif paradoxal »5(la « balle assise », jeu décrit infra) oscillent et évoluent différemment entre des interactions de coopération motrices (communication motrices) et des interactions d’opposition motrices (contre-communications motrices) : ces dernières représentant les symptômes de l’agressivité motrice expliquée supra. De fait, il ne s’agira pas d’analyser si les relations d’amitiés ou d’inimitiés se transforment selon le type d’activités physiques, ni d’analyser les effets de la pratique sur la cohésion socio-affective et relationnelle d’un groupe, par exemple à l’aide d’un questionnaire de type sociométrique (Parlebas, 1992) ; même si on est bien conscient de l’influence des relations socio-affectives dans les relations motrices. Quoi que l’observation de ce jeu, en situation réelle, révèle que l’on peut apprécier de tirer avec malice sur son ami. Ce qui importe dans notre expérience c’est l’intensité des comportements d’opposition ou de coopération avant et après un cycle d’apprentissage. Autrement dit, les effets recherchés ici ne sont pas de même nature : tirer sur un ami ou sur une personne que l’on n’apprécie pas témoigne d’un même constat : sur le plan exclusivement ludomoteur, on privilégie de contre-communiquer plutôt que de communiquer. La répétition de tels actes révèle alors une inclinaison à favoriser une agressivité particulière, l’agressivité motrice. Cette forme d’agressivité ne conditionne pas des interactions de type réactif (Karli, 1987) ou des les interactions « adversives » non codifiées, illégales (Pfister, 1986). De fait, nous observons en EPS des comportements singuliers de joueurs au cours de l’action ludique avant et après des apprentissages distincts les uns des autres. Selon le type d’activités pratiquées, vont-ils oser, après coup, plus s’opposer sur le plan moteur (contre-communication  ludomotrice), être plus actifs et dominants, prendre plus d’initiatives ? Ou bien vont-ils être moins enclins à s’exprimer sur le pôle de l’agressivité motrice ? Nous verrons au travers des résultats quelles conclusions en tirer, notamment sur le plan éducatif.

La planification de l’expérience

L’expérience réalisée à l’école primaire, avec la collaboration de Y. Le Bozec6,compare cinq classes de Cours moyen (cycle 3 des apprentissages) accomplissant des cycles d’apprentissage distincts encadrés par deux tests filmés sur environ cinq semaines.

Chaque groupe exprime un domaine d’action motrice particulier opérationnalisé sous forme de cycles d’apprentissage en EPS. Pour les deux prem

iers domaines d’action, sports collectifs (SCO) et sports de combat (SCOMB), les cycles engagés ne dispensent pas d'apprentissage technique ou stratégique particulier, mais plutôt du jeu et des formes compétitives sous forme de tournois ou de matchs. En revanche, aucune opposition explicite n’est conduite pour les domaines d’action activité coopérative, acrosport (COOP) et gymnastique sportive (GYM) ; l’apprentissage des techniques gymniques laisse une liberté de choix pour les enchaînements techniques ou les chorégraphies ; le cycle d’apprentissage est ponctué par une prestation finale.

Notons que cette expérience n’a pas testé l‘influence d’une situation motrice réalisée en milieu incertain en pleine nature, contexte d’exécution motrice pourtant source d’importants retentissements socio-affectifs. Nous avons été confrontés, comme souvent dans les expériences in vivo, à la réalité de l’enseignement de l’EPS en région parisienne et aux difficultés organisationnelles (installations, programmations annuelles, etc.) ; ces contraintes nous ont conduits à plusieurs échecs avant de rencontrer un éducateur possédant assez de temps et de marge de manœuvre pour pouvoir agencer un tel dispositif expérimental.

L’organisation de la présente étude a rendu nécessaire la constitution de groupes pouvant être considérés comme comparables. Nous avons ainsi neutralisé les caractéristiques habituelles liées aux élèves : le vécu en EPS, l’âge, le genre, les résultats scolaires, le milieu socioprofessionnel de la famille. La planification du tableau 1 montre la présence de quatre groupes expérimentaux (correspondant à quatre domaines d’action) et celle d'un groupe témoin E qui ne pratique pas d’activités physiques (SANSEPS) afin de neutraliser la variable    « pratique ludomotrice ». 

Tous les pré et post-tests sont consacrés au jeu de la balle assise. À l’instar de l’expérience de Collard, le choix de ce jeu, issue des réflexions et des analyses initiales de Parlebas, s’avère pertinent car il possède un caractère paradoxal. En effet, contrairement au sport collectif qui privilégie de façon systématique des interactions d’opposition (par exemple le tir au but) pour garantir le gain du match, la balle assise laisse le « libre arbitre ». Soit les élèves décident de privilégier la coopération soit l’opposition, car dans ce jeu il n’y a pas de vainqueur désigné explicitement, ni d’équipes pré-établies  (la structure des interactions motrices étant « chacun pour soi »), les alliances et contre-alliances sont liées aux desiderata des joueurs. « Ces formes d’interrelations reflètent quelque peu celles auxquelles les rites de la vie quotidienne nous habituent. Par contre, elles sont bien plus équivoques que celles attestées par le modèle sportif. Une cour de récréation ou une réunion de travail s’apparentent plus à une partie de « balle assise » qu’à l’affrontement transparent et exclusif du sport. » (Collard, 2004, 137). Précisons que les règles de la balle assise donnent un statut privilégié au porteur de balle : « c’est le porteur de balle qui choisit les participants avec lesquels il va communiquer et qui décide du mode positif [acte d’alliance] ou négatif [acte d’antagonisme] de cette communication motrice. » (Parlebas, 1976,  77). L’auteur ajoute que si la passe est valorisante, le tir est gratifiant comparé à l’indifférence interactionnelle : il y a donc aussi une valence positive dans l’agressivité motrice contrairement à l’agressivité réactive (valence négative) hors d’un terrain de jeu ou surajoutée au jeu.

Voici délivrées, de manière résumée, les règles du jeu transmises aux élèves avant chaque test. Pour vérifier la compréhension du jeu et favoriser le bon déroulement de l’expérience, nous avons fait jouer les enfants quelques instants hors caméra lors des pré-tests. L’avantage du jeu sur le sport réside dans le fait que le jeu accepte sans ombrage maintes variantes. Nous n’avons pas manqué l’occasion d’adapter les règles du jeu de la balle assise en fonction des effets recherchés. 

 

Il est à préciser que pour chaque groupe, les deux tests se déroulent dans un gymnase. Les parties se déploient sur environ un tiers de l’aire d’un gymnase « type C » (normes formelles) pour les groupes C et E. Quant aux groupes A, B et D, ils bénéficient, sur les deux tests, d’un petit gymnase dont trois côtés sur quatre sont des murs. Dans ces conditions, on prévoit un volume interactionnel plus important sur vingt minutes pour ces trois groupes (moins de perte de temps pour aller chercher la balle car le ballon est quasiment toujours en jeu et plus d’effervescence motrice). Bien entendu, l’aire de jeu (dimensions du terrain) est identique pour tous les groupes.

Chaque test est filmé. La technique de la prise de vue permet d’analyser de façon précise les conduites motrices des pratiquants en suivant la trajectoire du ballon tout en tentant d’élargir au maximum le plan d’action pour observer la quasi totalité des joueurs. Le choix de l’observation différée par vidéo s’est imposé naturellement car, contrairement à la situation réelle du jeu, le visionnement vidéo autorise le ralenti des actions en cours, l’arrêt de l’image et enfin le retour sur l’action passée pour vérification. 

Par ailleurs, l’analyse des comportements des joueurs requiert la construction d’un instrument de mesure ; nous avons choisi les grilles d’observation car la vidéo est au service de leur exploitation pertinente. Elles permettent de mesurer les comportements moteurs « agressifs » ou non des élèves au cours du jeu. Les indicateurs choisis correspondent aux interactions motrices d’opposition et de coopération comme l’illustre le tableau 2 suivant :

Nous avons retenu quatre types d’interaction motrice de coopération et autant d’opposition. Six d’entre elles concernent le rôle sociomoteur du joueur libre (debout) et deux concernent le joueur assis. Deux comportements méritent quelques explications. Il s’agit de la « tentative d’esquive » et de la « surprise du tir ». Le premier révèle une attitude de défiance vis-à-vis de l’autre en anticipant le tir ou une parade immédiate à un tir (-) ; le second révèle une attitude empathique et bienveillante vis-à-vis du porteur de balle (+) : celui-ci est perçu comme un allié provisoire, d’où la surprise du tir inattendu.

Ainsi construite, la grille d’observation reprend les principaux indicateurs utilisés par Collard dans une expérience antérieure (2004). L’auteur utilise avec pertinence l’ensemble des changements de sous-rôles d’hostilité ou de coopération associés à la balle assise (intercepteur puis tireur (-), receveur puis passeur (+), etc.). Mais, pour notre part, nous nous intéressons plutôt aux interactions motrices les plus marquantes. Par exemple, nous n’avons pas retenu le comportement consistant à s’emparer de la balle (sous-rôle « récupérateur ») lorsque celle-ci rebondit par terre. Certes, ce comportement correspond à une volonté de dominer et d’être le maître du jeu plutôt que d’être soumis et passif. Cependant, nous avons préféré privilégier la variante du jeu qui permet au « non porteur de balle » de tenter de la bloquer plutôt que sans cesse l’esquiver. Cette action indique clairement la volonté affichée de posséder la balle, de dominer les débats, quitte à être provisoirement éliminé (assis) ; pour certains, c’est un risque à prendre car cette activité motrice révèle un comportement égocentré classique pour un enfant voulant posséder l’unique balle du jeu. La possession de cet objet donne un véritable pouvoir ludique au joueur. À tel point que l’on observe fréquemment des enfants oser se poster délibérément devant le porteur de balle alors qu’ils n’étaient pas visés, ni initialement présents dans le secteur d’action de ce dernier.

Pour construire cette grille, nous avons donc retenu comme interactions d’antagonisme et d’association les plus tranchées d’un côté : « le tir », « l’esquive ou le blocage » et « se lever sans passer la balle » ;  et de l’autre : « passer debout », « passer assis » et « surpris du tir ».

Précisons que cette expérience se déroule en double aveugle : ni les élèves, ni l’éducateur sportif ne connaissent le but de l’expérience et l’existence de la grille d’observation. Enfin, l’expérimentateur n’a pas non plus participé au recueil des données. Les conduites des élèves observées lors des tests ont été recueillies par un étudiant en quatrième année de STAPS (université Paris Descartes), qui a aimablement accepté d’analyser « en aveugle » les matchs en remplissant les grilles d’observation. Le traitement statistique du Khi2 permettra de comparer l’évolution significative ou non de l’agressivité motrice des joueurs ainsi que leurs conduites d’entraide entre les deux tests.

Les résultats de l’experience

Les résultats globaux : des tendances plus que des affirmations probantes

Les groupes en présence

D’emblée, malgré les précautions méthodologiques d’usage, nous remarquons que les groupes ne sont pas homogènes lors du premier test (tableau III). De façon globale, le volume interactionnel n’est pas uniforme selon les groupes ; autrement dit, l’effervescence motrice varie selon les classes de l’expérience. Le seuil des 300 interactions motrices est dépassé par les groupes B et D. Nul doute que ce constat est le produit du rapport à l’espace : pour rappel, ces deux groupes (ainsi que le groupe A) utilisent trois murs pour délimiter l’aire de jeu, ce qui diminue d’autant les « temps morts » ; ceci parait une explication raisonnable. Mais fait plus marquant, les groupes expérimentaux B et D, ainsi qu’à un degré moindre le groupe témoin E, privilégient à plus de 80 % les interactions d’opposition, alors que les groupes A et C ne privilégient ces interactions qu’à environ 60 % du total des interactions motrices observées. Les groupes rendus le plus possible « équivalents » avant l’expérience au regard des variables indépendantes invoquées ne le sont pas lors du pré-test sur le plan de l’agressivité motrice. Au pré-test, il existe des différences très significatives entre les groupes (Khi2, p<0,001) : la complexité des interactions motrices dans un tel jeu paradoxal ne nous invite pas à deviner l’alchimie ludomotrice qui se déploie dans « l’ici et maintenant ». Il est intéressant de savoir que les classes B, D et E sont décrites comme particulièrement agitées et difficiles à gérer de la part de l’éducateur sportif. De fait, ce dernier n’est nullement étonné, après coup, de tels « scores ». N’oublions pas que le caractère paradoxal du jeu peut refléter celui de la vie sociale courante, donc ici celui de la vie de la classe.

Peut-être que l’espace plus confiné et rendu plus rapide pour l’aire du jeu des groupes B et D, excite davantage encore les joueurs et les rend plus conflictuels et agressifs. Comme dans « huis clos » de Jean-Paul Sartre, l’enfer, en vase clos, c’est les autres ! À l’université Paris Descartes, lors d’un stage de « jeux traditionnels », nous remarquons aussi une excitation plus grande de la part des étudiants STAPS (Sciences et techniques des activités physiques et sportives) lorsqu’ils pratiquent ce jeu dans un « dojo » (espace ludomoteur du judo avec trois murs proches et des tapis au sol, le « tatami »). Cette excitation est moindre en effet sur une aire gazonnée en plein air. Le rapport entretenu entre le pratiquant et l’espace, le pratiquant et autrui, sont autant de variables didactiques (aménagement des milieux humain et physique) sur lesquelles les éducateurs doivent bien réfléchir et s’appesantir pour en mesurer les conséquences sur le plan éducatif et sur celui de l’apprentissage moteur.

En revanche, à l’instar des résultats de l’expérience de Collard (2004), tous les groupes du pré-test privilégient les interactions d’opposition et de domination à celles de coopération et d’altruisme. L’attaque n’est-elle pas la meilleure défense ? N’est-ce pas dans l’opposition que l’on se construit ? Pour certains, s’opposer est partie intégrante de la nature même de l’homme ? L’homme n’est-il pas toujours engagé dans une lutte pour le désir de vivre ou survivre pour les plus malheureux d’entre nous ? Cette lutte perpétuelle dans les relations humaines, dans le travail, pour l’amélioration de la santé, etc., n’est-elle pas le sens et la condition mêmes de la vie humaine, voire son piment ? D’ailleurs toutes les espèces vivantes font face à des adaptations contraignantes qui luttent pour le même type de ressources.

À ce propos, Elias suggère qu’il existe constamment des épreuves de force plus ou moins significatives constitutives des relations humaines. Est-ce si gênant et péjoratif ? L’auteur explique que « les termes de « puissance » et de « force » ont aujourd’hui pour bien des hommes une connotation désagréable. La raison en est qu’au cours de l’évolution de la société l’équilibre des forces a été jusqu’ici fort inégalement réparti » (Elias, 1991, 85). Selon la place et le statut des individus dans ce rapport de force, les jugements de valeur prendront le pas sur l’analyse objective de la situation.

Dans le cas des jeux sportifs, nous suggérons que le désir de s’opposer et donc de vaincre ou de dominer est aussi du ressort culturel des sociétés occidentales. Tous les jeux ne sont pas strictement compétitifs dans toutes les sociétés (Lévi-Strauss, 1962). La compétition sportive est avant tout un « produit culturel » (Caillat, 2002). Mais nous pouvons nous questionner plus particulièrement sur les motifs et les mobiles d’agir des enfants : le plaisir de jouer est-il plutôt fondé sur la coopération transparente et attendue ou est-il l’expression d’une opposition incertaine, si appréciée dans le sport ? Même lorsque l’on agit seul, on affronte le milieu environnant pour le vaincre, le contrôler et le dominer. S’il est vrai que le plaisir de jouer peut se retrouver dans certains « jeux sportifs déterminés » et des « jeux de rites » (Lévi-Strauss, 1962), généralement, le sel de l’ensemble des situations sociales jouées réside dans l’incertitude liée à l’issue du jeu, ou bien dans le déroulement sans cesse changeant et parfois ambivalent (jeux paradoxaux) qui plonge les acteurs dans des émotions bien singulières. Vaincre l’autre ou gagner un défi personnel et/ou collectif et, d’un point de vue plus global, vivre des sensations ludomotrices, sont autant de leitmotiv bien connus pour engendrer le bouillonnement des situations jouées, principalement dans notre culture occidentale.

Sur un autre plan, l’expérience de Shérif (1969), relatée pus haut, révèle que la tentative pour rétablir quelque peu la cohésion altérée entre les jeunes du camp de vacances ne réussit que si l’agrégation des efforts de tous les membres du groupe est rendue nécessaire pour résoudre un problème, c’est-à-dire la réussite d’un projet commun face à une difficulté majeure. En d’autres termes, le chercheur propose des buts dits « supra-ordonnés ». Ni le discours moralisateur des éducateurs, ni même le tournoi sportif contre des  jeunes d’un autre camp de vacances ne rétablira un semblant d’ordre sur le plan relationnel. Et encore, ce n’est que par l’accumulation d’actes de pure coopération face à différents problèmes que l’on espère trouver le salut, c’est-à-dire un retour à l’apaisement au sein des relations interindividuelles.

Etude comparative de deux expériences sur l’agressivité ludomotrice

La comparaison pour chaque groupe expérimental entre les pré et post-tests ne marque pas d’évolution significative du taux de conduites motrices agressives ou amicales (p < 0,50 pour les groupes A et B et C ; et aucun écart à l’indépendance pour le groupe D), mais seulement des tendances, contrairement aux résultats de Luc Collard. Avant d’analyser plus en détails ces inclinaisons, jetons un œil sur les quelques points de comparaison entre les deux expériences pour saisir plus aisément la différence des résultats obtenus

De prime abord, les différences méthodologiques expliquent largement les résultats apparemment contrastés : principalement, plus le nombre d’interactions est important, plus on a la possibilité de relever des différences probantes sur le plan statistique. Le groupe expérimental exploité par Luc Collard comporte en fait l’équivalent numérique de trois classes de 24 élèves (n = 72) alors que pour notre expérience, chaque groupe  ne comporte que 20 élèves. On peut admettre que trois groupes sensiblement équivalents ont répété le même apprentissage sportif. En second lieu, le vécu sportif des élèves s’étale sur une année scolaire contre  environ un bon mois dans notre cas (cycle habituel d’apprentissage en EPS). Notons que cette durée fut fondamentalement recherchée pour correspondre au mieux à la réalité de l’EPS et vérifier certaines idées véhiculées quant aux effets éducatifs obtenus suite à certains cycles d’apprentissage.

De manière résumée, une durée étendue de l’expérience doublée d’un nombre important de sujets, et donc d’interactions motrices, favorisent hautement la transformation des tendances en différences éloquentes. Toutefois, les tendances perçues ne contredisent pas les conclusions de l’autre expérience.

Les effets obtenus en EPS

Les 4 groupes expérimentaux

Les groupes expérimentaux A et B dont les séances d’EPS sont accomplies sous la forme compétitive ont tendance à favoriser un rapport entre les interactions agressives et d’entraide qui accentuent l’agressivité motrice au détriment des interactions de coopération ; cela est d’autant plus net et remarqué pour le groupe B : celui-ci était initialement plus agressif (82%) que les autres groupes (hormis le groupe D). Un enfant agressif peut le devenir encore plus ! À l’instar des résultats de Pfister (1985), un cycle de sport de combat ne semble pas favoriser l’effet cathartique escompté, même sur le plan moteur.

Le groupe des sports collectifs (A) ne révèle aucune différence significative entre les deux tests (p < 0,50), mais c’est le seul groupe du post-test dont l’inclinaison à l’agressivité motrice reste dans le sillage du groupe B : on constate que le pourcentage des interactions d’entraide diminue de 3,5 % et celui des interactions d’opposition augmentent d’autant. On passe d’un différentiel de « 12 » entre les deux types d’interactions au pré-test à un écart de « 20 » au post-test. Cette disposition peut être prise en considération car elle n’est enregistrée dans aucun autre groupe en dehors du groupe B. La tendance observée selon laquelle le cadre compétitif du sport (recherche de la domination et de la victoire sur l’autre) renforce les comportements d’agressivité motrice est confirmée de façon très significative dans l’expérience à plus grande échelle de Collard.

Les deux autres groupes dépourvus de pratiques d’opposition (pratique en solo ou de pure coopération) semblent très légèrement inverser la tendance précédente : les deux groupes ne changent guère leurs attitudes liminaires. Pour les élèves du groupe D, plongés en post-test dans un univers ludomoteur opposé à celui de la pratique scolaire, leurs conduites motrices ne se transforment guère. En d’autres termes, des séances de pratique physique en solo ne s’avèrent pas un facteur influençant le volume des interactions d’hostilité ou d’entraide motrices lors de la reproduction d’un jeu collectif. Plus étonnant est de constater qu’un cycle d’apprentissage consacré à la coopération (acrosport, groupe C) n’a pas d’incidence particulière sur le taux d’interaction d’entraide. Peut-être en serait-il autrement dans un milieu plus sauvage et incertain comme le montre si bien, sur le plan relationnel, de nombreuses expériences en psychologie sociale (par exemple les expériences de sherif ou de Parlebas).

De surcroît, un cycle d’apprentissage aussi court est un paramètre limitant à prendre en considération pour l’interprétation de nos résultats. Néanmoins, effectuer un cycle de dix séances consacré à une activité physique en EPS est un usage habituel. La portée de certains effets sur le plan éducatif - si souvent prônée dans les textes officiels et par certains pédagogues - doit être plus mesurée lorsqu’elle est confrontée à la réalité temporelle d’une programmation d’EPS.

Pour augmenter les contrastes perçus entre ces quatre groupes expérimentaux, réunissons-les deux à deux, comme suit :

En se rapprochant un peu plus du nombre de sujets de l’expérience de Collard (4O élèves comparés à 72), les résultats font montre essentiellement de l’impact de la pratique des sports d’opposition sur le désir de se batailler, mais pas de façon assez significative (p < 0,20). On est encore loin des résultats marquants obtenus dans l’autre expérience. Cela renforce l’idée selon laquelle en EPS, il faut consacrer, pour certaines situations, un temps d’apprentissage plus long pour espérer obtenir des effets plus révélateurs.

Le groupe témoin

Enfin, on observe chez le groupe témoin une évolution du taux d’interactions d’entraide nettement plus importante et très significative (p < 0,01) au cours du post-test. On constate une augmentation éloquente supérieure à 50 % du nombre d’interactions de coopération. Comme pour les groupes témoins de l’autre expérience, la tendance du groupe témoin E « va dans le sens d’une augmentation des relations amicales » (Collard, 2004, 140). L’absence de pratique physique scolaire, neutralisée durant un mois, semble bénéficier aux interactions d’alliance motrice, bien plus qu’une activité physique de coopération motrice dans un milieu certain (acrosport). Il est vrai que l’acrosport scolaire répartit et divise la classe en plusieurs groupes qui n’ont pas de liaison motrice entre eux. De plus, la prestation finale devant les autres peut engendrer une concurrence informelle et indirecte inter groupale (Goffman, 1967). Il faut bien distinguer dans ce domaine d’action les activités de pure coopération dont tous les membres sont associés pour résoudre un problème en milieu incertain (souvent naturel) et celles réalisées en milieu stable et standardisé dans un cycle d’apprentissage pouvant être ponctué, qui plus est, par une évaluation sommative.

Ainsi, pour une classe privilégiant initialement les relations d’opposition au cours d’un jeu collectif (81 % au pré-test), ne rien faire sur le plan ludomoteur dans le temps scolaire semble rendre les élèves plus pacifiques, et donc moins agressifs sur le plan moteur, tout du moins sur un laps de temps aussi court. Ont-ils moins envie d’en découdre faute d’émulation et d’actions motrices ? En tout cas, la forme spécifique d’agressivité développée dans les activités sociomotrices semble bel et bien renforcée par la pratique régulière de la compétition sportive. On notera pour finir, que le nombre de filles augmente d’une unité au post-test au détriment d’un garçon (en comparaison du pré-test). Or, le détail du recueil des données pour chaque indicateur de la grille d’observation nous révèle qu’au post-test ce sont les filles qui affectionnent le plus les relations de coopération : 83 pour les filles et seulement 31 pour les garçons sur un total de 114 interactions d’entraide et d’altruisme.

Discussion autour des domaines d’action

Le choix du jeu de la balle assise n’est pas dû au hasard. À l’instar de Parlebas ou Collard, nous pensons qu’une situation ludomotrice dans laquelle interagissent des joueurs revient à analyser une microsociété en effervescence interactionnelle. L’étude en profondeur de la logique interne des pratiques physiques permet de tels choix et par conséquent de regrouper de façon pertinente et distinctives ces pratiques par domaines d’action.

Dans le jeu de la balle assise, les attitudes et les relations déployées sont proches de celles de la vie quotidienne dans laquelle les individus sont en interaction sociale. Nous pouvons considérer ces joueurs comme étant en figuration au sens de Goffman (1967). De manière résumée, il envisage plusieurs types de  figuration, c’est-à-dire des expressions verbales et gestuelles qui permettent au « membre » de figurer aux autres membres une appartenance sociale et un statut social : l’un comme moyen d’agression et un autre consentant au contraire la coopération. Dans le premier cas de figure, un individu qui apprend à maîtriser les figurations d’un groupe peut utiliser cette maîtrise comme un moyen de déstabilisation, voire d’agression. L’auteur illustre ces propos en prenant l’image d’un combat d’escrime dans lequel les « interactants » (membres en interaction sociale)  peuvent contre-attaquer, éviter ou faire des maladresses. Dans le second cas, les « interactants » qui respectent les normes du groupe et participent au maintien et à la préservation de sa face (et de celles des autres), manifestent une coopération. C’est le cas des alliances spontanées et informelles au cours du jeu de la balle assise qui peuvent être respectées par les joueurs ou bien, de façon déstabilisante, être défaites avec plaisir et malice, car elles s’expriment dans le cadre d’un jeu.

Les joueurs sont en représentation et leur figuration évolue différemment selon le type de pratiques physiques adoptées.

À l’instar des jeux de rôle qui permettent aux participants de se libérer, d’oser se révéler, de vaincre leur timidité ou leurs frustrations et angoisses, le jeu ludomoteur paradoxal peut amener un enfant à s’extérioriser grâce à sa forme jouée spontanée et déroutante. Et si grâce à des jeux d’opposition répétés, l’agressivité motrice contrôlée permet à certains d’entre eux, après coup, de s’exprimer sur le plan moteur - en tentant par exemple de s’emparer d’un ballon pour tirer sur un autre enfant -, cela peut engendrer l’émergence de capacités souterraines pas ou peu exploitées : être en possession d’un ballon est un statut privilégié qui confère un pouvoir certain. Si bien que ce pouvoir, exprimé en actes, peut être le déclencheur et le révélateur d’autres actions dans la vie sociale (oser, s’affirmer, etc). Ainsi, les sports d’opposition, bien encadrés et contrôlés, peuvent-ils apporter leur lot de satisfaction pour éduquer à l’école de la vie, celle où les plus faibles sont généralement soumis et dominés et ce, généralement malgré eux. N’est-ce pas là un des rôles de l’école que d’aider les plus faibles pour valoriser l'égalité des droits et des chances ? Voilà de quoi changer l’orientation des objectifs éducatifs concernant les effets des activités duelles en milieu scolaire : ce n’est pas tant le respect d’autrui et de la solidarité, ni d’accepter la défaite qu’il faille rechercher spécifiquement et exclusivement à travers ces activités, mais plutôt le fait de s’exprimer sur le plan de l’agressivité motrice : c’est-à-dire oser s’affronter à l’autre et aux autres. Néanmoins, du pouvoir ludique au pouvoir social, il y a un tel écart, qu’il vaut mieux se préserver de toute conclusion hâtive et, avouons-le, peu vérifiable. Surtout que le développement de l’agressivité motrice dans des pratiques de duels peut aussi développer une agressivité de type psychologique (Pfister, 1985). Comme souligné astucieusement par Collard (p. 7, 2004) : « le sport permet sans nul doute de canaliser son agressivité latente et offre d'excellentes occasions de s'autocontrôler. Par métaphore, on peut dire que ce n'est pas parce qu'un couteau est dangereux qu'il faut en interdire l'usage aux enfants ; apprendre à s'en servir est une forme d'éducation à la sécurité. (...)Toutefois, contrôler sa propre agressivité n'est pas forcément synonyme de la réduire (on peut apprendre à se servir d'un couteau pour couper une pomme ou pour tuer.. .) ». Attention donc de ne pas jouer aux « apprentis-sorciers » (en référence aux expérimentations de Sherif décrites plus haut) !

Par ailleurs, nous avons effectivement enregistré des tendances plus que des différences, mais la réalité scolaire se devait d’être préservée. Deux éléments sont à retenir :

D’une part, les objectifs jalonnant l’EPS (voire le sport) - liés à l’éducation à la santé, à la socialisation, à la sécurité, à la citoyenneté, et dans notre cas à la pacification des conduites humaines -, méritent d’être mis à l’épreuve des faits par des recherches de terrain rigoureuses pour éviter de cruelles désillusions. La pratique du sport, fondée sur un cadre institutionnel compétitif, peut parfois engendrer des comportements peu altruistes et citoyens. Les récents JO de Pékin (2008) ne dérogent pas à la règle, même si la situation n’est pas chose courante : le champion cubain de Taekwondo, Angel Matos (champion olympique en 2000), ainsi que son entraîneur, ne supportent pas la décision litigieuse de l’arbitre qui le disqualifie pour avoir dépassé le temps imparti pour recevoir des soins ; insultes et menaces fusent, et le maintien de la décision arbitrale rend fou de colère le cubain qui, hors de lui, assène un violent coup de pied au visage de l’arbitre. Participer aux jeux ne suffit pas : l’enjeu est plus important que le jeu et conséquemment, le contexte compétitif peut produire ce genre de réaction. La perte d’un match peut conduire à la perte du contrôle de soi, là où justement cette qualité est requise et travaillée de façon répétitive à l’entraînement du Taekwondo.

De manière plus anecdotique, même un derby familial et ludique, tel que les jeux télévisés d’« intervilles », engendre parfois des bagarres entre les deux équipes en compétition. Il ne faut surtout pas perdre ! Dans le quotidien français « Aujourd’hui » datant du 2  juillet 2007, le journaliste relate que ces bagarres se déroulent aussi dans les pays voisins : « quand on descend vers le sud, c’est chaud. […]Pas de troisième mi-temps » (2007, 31) ; les rencontres dégénèrent parfois rapidement au Portugal, au Maroc, etc. Ce n’est pourtant pas du sport, mais le cadre compétitif est préservé, avec son lot de supporters. Les rivalités peuvent ainsi plus aisément s’exprimer ou plutôt s’escrimer.

Alors que dire de la récente main illicite, mais non violente, du footballeur français Henry au cours des barrages qualificatifs contre l’Irlande pour le « Mondial 2010 » ?  Faut-il en déduire que pour gagner, mieux vaut tricher ? Le fait de « tricher », serait-il un allant de soi, pur produit de la compétition sportive ? Enfin, quels sont les effets d’un tel acte sur le choix des activités physiques en EPS ? Il semble que certaines pratiques physiques culturelles de référence perdent de leur superbe et font pâlir les valeurs positives du sport prônées pour « former un citoyen, (…) physiquement et socialement éduqué » (Bulletin officiel spécial n° 6 du 28 août 2008, discipline EPS).

 D’autre part, les résultats de notre expérience confrontés à ceux de Luc Collard témoignent du besoin de réfléchir à la programmation des activités physiques au sein du cursus scolaire pour espérer faire coïncider les effets conquis avec les effets souhaités (Dugas, 2008). Cela demande une réflexion sur la durée des cycles d’apprentissage et leur répétition sur plusieurs années scolaires. Cet aspect temporel doit être corrélé de manière forte avec la prise en considération de la présence de domaines d’action. En effet, une programmation établie sous l’angle d’une éducation par le sport (Siedentop, 1994, Delignières, 2004), fondée sur une organisation compétitive avec des cycles longs, peut amener des individus à ne rester que dans le rôle de dominant et d’autres à n’être que des dominés. Nous avons vu que certaines formes de jeux sportifs  privilégient des interactions de pure coopération, des jeux déterminés, des réseaux instables entre partenaires et adversaires (changement d’équipes au cours du jeu). Ainsi, ne réduisons-nous pas les pratiques physiques éducatives à la seule référence sportive. Nous proposons des cycles d’apprentissage certes plus longs, mais qui sont composés de relations motrices collectives variées (basket-ball, tchoukball, jeu des sept pierres, les trois camps, la porte, la balle aux chasseurs, la galine, handball, etc.). En somme,  nous offrons un long cycle d’apprentissage avec comme moyens éducatifs trois ou quatre activités collectives, et non pas un apprentissage fondé sur un seul sport de référence. Les pratiques élues possèdent alors comme fil rouge des principes d’action communs.


Conclusion

Nous avons tenté d’observer, dans la réalité de la pratique de l’EPS, si la présence de domaines d’action distincts pouvait produire des manifestations motrices disparates sur le plan de l’agressivité ludomotrice. En effet, « Les activités physiques et sportives présentent une unité fondamentale en ce qu’elles sont toutes des manifestations de l’action motrice de leurs pratiquants. Cependant, ces manifestations se distribuent dans plusieurs domaines fortement différenciés, tels que chacun d’eux propose un sous-univers d’action cohérent et original. » (Parlebas, Dugas, 2005, 43). Les résultats semblent confirmer ces observations en révélant des corrélations intéressantes : les domaines d’action où prime l’opposition augmenteraient davantage le volume d’interactions motrices agressives que les autres domaines. Ce constat pose le problème de la surabondance en EPS des pratiques physiques qui valorisent la domination des uns envers les autres (Parlebas, 2008). Si dans une société moderne, tournée vers la méritocratie et le souci marqué pour l’ascension et la hiérarchie sociales, ce type d’actions se justifie, leur systématisation prônée par les tenants de l’éducation sportive à l’école (Siedentop, 1994 ; Delignières, 2004) laisse songeur.

Mieux vaut varier les situations éducatives pour solliciter de façon active toutes les facettes de l’élève agissant et ce, grâce à la richesse qu’offre les différents modes d’actions des pratiques physiques.

À l’instar d’Aristote, définir et classer permet de mieux décrire le réel qui, eu égard à notre objet d’étude, est celui de l’éducation physique scolaire. L’interprétation des résultats incite ainsi fortement à distinguer deux grands domaines d’action motrice nettement différenciés : l’un se référant aux pratiques sociomotrices (présence d’autrui avec partenaires et/ou adversaires), et l’autre aux pratiques psychomotrices (agir en solo).

L’expérience ainsi menée souligne le rôle majeur de la logique interne des pratiques directement liée à l’activité des participants  et confirme la présence de plusieurs domaines d’action motrice hétérogènes.

En somme, l’entrée d’une programmation par les domaines d’action permettrait d’allier la diversité culturelle des pratiques physiques et la continuité des apprentissages pour envisager un gain plus significatif et plus stabilisé (Dugas, 2006).

Vivre ensemble, vivre des expériences corporelles et motrices riches et variées, se construire dans l'agir, valoriser l'intelligence mise en œuvre dans la motricité et l’agressivité motrice pour certaines situations éducatives, voilà des objectifs qui demandent une programmation circonstanciée et adaptée. De fait - malgré les embûches méthodologiques d’une démarche expérimentale in vivo permettant toutefois la mise à l'épreuve contrôlée de certaines hypothèses et conceptions relatives à l’EPS -, comprendre le pratiquant (l’élève) agissant en fondant une première analyse sur la logique interne des situations ludomotrices permettrait un tour d’horizon pertinent des objectifs potentiellement visés au travers le prisme des domaines d’action.



1 Jeu sportif : « Situation motrice d’affrontement codifiée, dénommée « jeu » ou « sport » par les instances sociales. Un jeu sportif est défini par son système de règles qui en détermine la logique interne ». (Parlebas, 196, 1999 [1981]).
2 La théorie de conflits réels (TCR) a été élaborée par Sherif à partir de multiples expériences en milieu naturel. Le lecteur peut retrouver des expériences plus étendues et des références plus récentes notamment dans l’ouvrage « Stéréotypes, discrimination et relations intergroupes » In R.Y. Bourhis & J.-P Leyens (Eds.). Liège : Mardaga (1994).
3 Le concept d’agressivité motrice exprime l’agressivité praxique (interactions d’opposition prescrites et autorisées par le règlement). Ainsi, « sa fonction n'est ni la catharsis d'émotions contenues, ni la quête d'un statut dans le groupe - même si il peut s'agir de facteurs secondaires influençants - mais la résolution favorable du jeu sportif ». Collard (2004, p. 51). Par exemple, dans les sports collectifs, les actions d’opposition offensives et défensives reflètent ce type d’agressivité. C’est la domination de l’adversaire qui s’exprime au cours de conduites de duels.
4 Domaine d’action motrice : « Champ dans lequel toutes les pratiques corporelles d’appartenance sont censées être homogènes au regard de critères précis d’action motrice » (Parlebas, 1999, 103).
5 Jeu paradoxal : « Jeu sportif dont les règles de pratique entraînent des interactions motrices affectées d’ambiguïté et d’ambivalence débouchant sur des effets contradictoires et irrationnels. » (Parlebas, 1999, 192).
6 Yann Le Bozec est éducateur sportif à Maisons-Alfort (Val de Marne) dans le premier degré. Il a accepté de conduire « en aveugle » les séances d’EPS selon les domaines d’action que nous souhaitions ; il a aussi filmé les élèves avant et après chacun de leur cycle d’apprentissage.
7 Rôle sociomoteur : « classe des comportements moteurs associée, dans une jeu sportif, à un statut sociomoteur précis. Tout rôle sociomoteur est attaché à un et un seul statut qui en codifie la mise en œuvre.» (Parlebas, 1999, 312). Ici le statut prescrit par le règlement admet deux rôles en actes.



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